Nous avons été plusieurs ces derniers mois à être sollicités par des inspecteurs de l’Igas (Inspection générale des affaires sociales) pour donner notre avis sur l’économie collaborative au regard du droit du travail et de la protection sociale. L’objectif de la mission de l’Igas est d’analyser les formes d’emplois créés par les plateformes collaboratives en France et de dresser des recommandations de scénarios d’évolution du droit social et des dispositifs existants afin de favoriser le décollage de ces plateformes.
Identifié comme un avocat spécialisé dans l’accompagnement de plusieurs acteurs de cette nouvelle économie, il m’a été demandé de livrer mon expérience de praticien au regard des difficultés que je pouvais rencontrer dans l’application du droit du travail. Il m’a semblé que la question était un peu orientée … mais je n’ai pas résisté à l’envie de débattre de ce sujet à la mode.
Oui, à la mode car imaginez-vous que dans le même temps, certains de mes clients étaient également sollicités pour répondre, sur l’invitation d’un autre inspecteur de l’Igas, à une rencontre avec Monsieur Pascal Terrasse, député chargé d’une mission confiée par le Premier Ministre sur l’économie collaborative.
Sommés d’avoir un avis sur le sujet, si possible éclairant et pour ne pas apparaître sans idée (le ridicule tue encore), il nous a fallu tout de même nous poser un peu et réfléchir ensemble à ce que nous pourrions dire de quelque peu intelligent à ses dignes représentants de l’Etat qui semblent, tout comme nous, un peu embarrassés par l’ampleur de la tâche. Enfin, Messieurs, penser ou « re-panser » la relation de collaboration dans le cadre de l’économie collaborative, c’est bel et bien « mettre les pieds dans le plat » ou se les « prendre dans le tapis ». Car c’est avant tout réinterroger le salariat, pour mieux le défendre ou au contraire, le marginaliser. Et c’est à coup sûr faire polémique …
Alors s’il fallait à tout prix inventer en la matière, je retiens la proposition, pleine de fraîcheur, d’instituer un statut de l’acteur collaboratif, portée par Maxime Gierczak (juriste d’une entreprise collaborative) et Michael Vincent (ingénieur et blogueur) à l’occasion de la consultation publique réalisée par Axelle Lemaire à l’occasion de son avant-projet de loi pour une République Numérique, dont je parlais déjà dans mon article du 14 novembre 2015 « Axelle Lemaire a raté les communs! »
Je fais mienne cette idée. Il est temps d’instituer le cadre légal de l’opérateur collaboratif.
De quoi l’économie collaborative est-elle le nom ?
Le vocable d’économie collaborative est un vrai fourre-tout. Pour tenter d’y voir plus clair, il convient à mon sens de distinguer trois grands types d’opérateurs collaboratifs qui ne peuvent être confondus : ceux dont c’est un métier et qui en font commerce, ceux dont collaborer n’est pas le métier habituel mais qui en espère un gain ou une économie et enfin, ceux qui contribuent bénévolement sans espoir ou recherche de contrepartie financière. Je ne cite personne : chacun retrouvera les siens et les autres …
Quel est le statut de ces collaborateurs ? Sont-ils des entrepreneurs, des salariés, des bénévoles ou tout autre chose encore ? La question demeure toujours délicate. Les apparences sont en effet trompeuses : un auto-entrepreneur n’est pas forcément toujours un travailleur indépendant de la plateforme qui l’emploie et un contributeur occasionnel qui génère un gain même minime mais répété n’agit pas forcément hors du commerce, contrairement aux idées reçues …
Dans ma pratique, lorsque je conseille de nouvelles plateformes entrantes sur le marché de l’économie collaborative, j’identifie souvent un double risque : celui de la requalification en salariat de la relation de travail entre une plateforme et l’acteur collaboratif et en dehors de cette requalification, celui de l’exercice d’une activité commerciale, non déclarée, de la part du collaborateur indépendant.
La plateforme comme leurs « collaborateurs » peuvent donc être ainsi exposés à un risque juridique fort : celui du travail et du commerce dissimulés. Excusez du peu : il s’agit tout à la fois d’un délit pénal et d’une fraude aux impôts et aux prélèvements sociaux !
Nous travaillons alors avec la plateforme pour « détricoter » ce risque et faire en sorte que la relation de travail salariée et présumée, si elle existe, se meuve en relation de travail indépendante et assumée. Non pas que mes clients veulent « détricoter » le droit du travail mais parce que ni eux ni les personnes qui collaborent à leur plateforme n’imaginent les choses ainsi. Tous se vivent comme indépendants, à tort ou à raison. Plus prosaïquement encore, personne ne veut assumer les charges et obligations du salariat. Et une plateforme qui se monte le pourrait-elle d’ailleurs vraiment ? On n’a jamais vu un entrepreneur en début d’activité commencer par embaucher … et pourtant l’économie collaborative nécessite beaucoup de bras !
Mais le droit positif est ainsi fait que la requalification en salariat est quasi-consubstantielle de la relation entre une plateforme collaborative et un acteur qui y contribue. La relation de travail se définit en effet juridiquement par la fourniture d’un travail, le versement d’une rémunération et un lien de subordination. Il se déduit d’un faisceau d’indices. Est-on encore indépendant quand une plateforme vous fournit un travail, les moyens techniques de celui-ci, des clients, vous assure un paiement et vous contraint à des obligations plus ou moins contraignantes dans l’exercice de votre prestation ? Car généralement, la difficulté provient du fait que les promoteurs de plateformes collaboratives souhaitent contrôler, en amont et/ou en aval, les prestations fournies par leurs usagers collaboratifs, que ce soit au niveau de leur qualité ou de leur effectivité. Et c’est bien normal. Il en va de la notoriété et du bon fonctionnement de leur site. Mais plus il y a contrôle d’un côté, plus il y a subordination de l’autre.
Tout provient du fait qu’en droit, le salariat est encore le principe d’une relation de travail et l’indépendance, l’exception. Il faut donc user d’imagination et d’une bonne technique juridique pour renverser cette présomption. La solution réside dans le fait de modifier les processus d’engagement du collaborateur vis-à-vis de la plateforme : l’acteur collaboratif doit rester ainsi en mesure de décider de son emploi du temps, choisir ses clients, définir librement ses prix, négocier et facturer lui-même … autant de choses qui confirmeront son indépendance.
Une fois que cela est fait et qu’elle s’est assurée de la bonne indépendance de l’acteur collaboratif, une autre obligation pèse sur la plateforme : faire en sorte que cet indépendant, s’il exerce habituellement une activité rémunérée sur la plateforme (et la jurisprudence considère que l’habitude arrive au bout de deux fois), déclare son activité. Déclarer son activité, c’est se déclarer auto-entrepreneur, devenir artisan ou fonder sa société et ainsi, faire face aux obligations administratives, fiscales et sociales de tout opérateur économique. La plateforme, en tant que courtier (c’est la traduction juridique de place de marché), a le devoir d’alerter les acteurs collaboratifs sur leur obligation de s’immatriculer et respecter les obligations qui en découlent, même si la plateforme ne porte pas la responsabilité d’un défaut d’immatriculation à la place du collaborateur négligent, sauf exception. Il n’existe pas en droit d’activité rémunérée pratiquée de façon habituelle qui ne doive pas se déclarer.
Alors est-ce que tout acteur collaboratif habituel doit devenir entrepreneur, à défaut de ne pas être salarié ? Aujourd’hui, définitivement oui. Le droit n’aime pas en la matière la nuance.
C’est pourquoi, il faut inventer un statut alternatif : celui de l’opérateur collaboratif, ni entrepreneur ni salarié …
Cette proposition peut paraître hétérodoxe à l’heure où, semble-t-il, la tendance est de voir en chacun de nous un entrepreneur-né ou à naître, qui s’ignore … La note du Conseil d’analyse économique n°26 d’octobre 2015 préconise, dans sa recommandation 5, de généraliser et pérenniser le statut d’auto-entrepreneur, en simplifiant le dispositif actuel notamment, en échange de la réduction de la distorsion fiscale liée à l’exemption de TVA pour les micro-entrepreneurs par l’instauration d’une TVA à taux faible. C’est la même idée qui se retrouve dans la vision des nouvelles opportunités économiques (« Noé ») présentée par Emmanuel Macron, lors d’un événement public organisé à Bercy le 9 novembre 2015 : développer et faciliter l’entreprise individuelle, simplifier les parcours des indépendants.
Est-ce que tout acteur collaboratif doit pour autant devenir un micro-entrepreneur ? Je ne le pense pas. Allez demander à la mère de famille qui vend ses cadeaux de Noël et les vêtements de ses enfants régulièrement sur une plateforme de vente et d’achats en ligne, à cet étudiant qui prend régulièrement le dimanche soir en voiture des gens pour rejoindre la ville où il fait ses études pendant la semaine, ou à ce couple de jeunes cadres qui loue régulièrement son appartement à des touristes étrangers pendant leurs vacances, qu’ils aillent tous s’inscrire comme auto, micro ou « plein pot » entrepreneurs. Ils vous regarderont certainement avec des yeux ronds et si vous insistez, vous prendront assurément pour un fou, pire un agent percepteur d’impôts ou un méchant capitaliste qui voudrait tout réduire à une relation de pur commerce, alors qu’ils perçoivent leur activité sous autre dimension que celle purement marchande. Et ils auront sans doute raison !
Levons un doute. Les opérateurs qui font commerce habituel de leur collaboration à l’économie collaborative sont et doivent rester sous le statut des entrepreneurs. Ceux qui contribuent bénévolement, sans contrepartie financière, directe ou indirecte, sont hors champ également de ma réflexion (il faudrait toutefois s’interroger sur un nécessaire partage de la valeur qui leur profite également mais cela fera l’objet d’une de mes prochaines chroniques). Je veux ici en fait parler des opérateurs collaboratifs qui tirent un profit pécuniaire, sous la forme d’une rétribution raisonnable ou d’une économie, d’une activité certes non permanente mais suffisamment habituelle pour qu’on s’y intéresse.
Pourquoi faut-il le faire ? Pour les raisons que j’ai déjà énoncées. Ces personnes peuvent être considérées en droit, bien malgré elles, comme des opérateurs économiques qui sont en défaut de déclarations multiples, administratives, fiscales et sociales. Ce sont aussi parfois des salariés qu’on ignore. Cette situation crée une insécurité juridique dans l’ensemble du secteur de l’économie collaborative et les plus pessimistes d’entre nous y verront même le développement d’un nouveau marché noir, ou pire encore, la généralisation du travail au noir. Se posent également à eux, pêle-mêle, des problématiques d’assurance individuelle ou professionnelle, de respect du droit des consommateurs et de la concurrence … si ces acteurs collaboratifs doivent être juridiquement considérés comme des entrepreneurs soumis stricto sensu à l’application du droit économique et droit des affaires : quelques exemples parmi d’autres, un acteur collaboratif doit-il faire bénéficier son client d’un droit de rétraction ? N’exercice-t-il pas une concurrence déloyale à l’égard de commerçants légalement inscrits et soumis aux obligations et charges de leur profession ?
Ce statut d’opérateur collaboratif est encore une idée à parfaire. Devrait-il être volontaire ou être institué par défaut ? Est-ce que les plateformes devraient avoir un rôle dans le processus et procéder elles-mêmes aux déclarations pour le compte des opérateurs collaboratifs qui s’inscrivent sur leur plateforme ? Faudrait-il limiter ce statut à un nombre d’opérations ou à un chiffre d’affaire annuel ? Et alors combien ? Faudrait-il le restreindre dans le temps ? Cesserait-il automatiquement quand on ne l’utilise plus ?
Quelques principes forts devront toutefois le constituer. Ce statut devra renverser la présomption de salariat : un opérateur collaboratif sera présumé être un indépendant, sauf preuve contraire. Il faudra également concevoir ce statut comme instituant un droit par exemption : exemption fiscale, partielle ou totale, conditionnée ou par palier mais également exemption juridique : immatriculation reportée, ajournée ou simplifiée. Il faudrait aussi s’interroger sur le fait de savoir si ce statut ne pourrait pas instituer un « droit à l’essai » et permettre à ceux qui en bénéficient de s’abstraire de certaines règles juridiques : je pense encore ici au droit de rétractation qui ne se justifie vraiment qu’entre un consommateur et un professionnel, ou alors prévoir certaines exceptions à l’exercice de certains métiers plus ou moins réglementés. Mais je m’arrête, je sens monter le bruit sourd d’une autre polémique …
Faut-il que ce statut soumette leurs bénéficiaires au paiement de cotisations minimales ? Autre et vaste débat. Concernant la protection et la sécurité juridique de ces opérateurs collaboratifs et de ceux qui ont recours à leurs services, un travail de réflexion est également à entamer concernant la souscription d’assurances « professionnelles » possiblement collectives, qui pourraient être mutualisées par les plateformes elles-mêmes. Je pense aussi à la souscription de contrats collectifs de services, de transport de marchandises par exemple, qui pourraient être également portés par les plateformes mais nous ne situons plus là, me semble-t-il, dans l’amélioration de la loi mais dans la construction d’usages et de bonnes pratiques que les acteurs de l’économie collaborative doivent inventer par eux-même et on peut compter sur eux, ils sont inventifs !
Instituer un cadre légal pour l’opérateur collaboratif est un sujet complexe mais il mérite qu’on s’y arrête. Le rapport de l’Igas en a dressera les contours. Depuis, nous attendons toujours !
Publié par Jérôme Giusti, avocat