Déc 5, 2023 | Uncategorized

Agriculture et big data : un commun à réguler

Le domaine agricole et alimentaire constitue un point névralgique du recueil et du traitement de données
numériques. Comment réguler ce big data ? Par l’application d’un droit des communs.
JÉRÔME GIUSTI & CHRISTIAN HUYGHE

Promouvoir l’innovation technologique dans l’agriculture apparaît aujourd’hui, aux yeux du gouvernement, avec la guerre en Ukraine, non seulement comme un impératif géopolitique, mais aussi comme un parti pris politique. Certains, qui ne croient plus aux promesses du progrès technique, y voient une idéologie passéiste. Un tel progrès s’assimilerait, selon eux, à la recherche de gains de productivité, sans préoccupation de l’environnement et de la santé humaine et animale. Pour ces détracteurs, il faudrait en finir avec le machinisme agricole qui conduit à la dépendance de l’agriculteur à l’industrie agroalimentaire, à la paupérisation de celui-ci et à la surexploitation des ressources agricoles[1].

Repenser les communs dans l’agriculture semble asseoir une troisième voie. « Il est des choses qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous » : l’article 714 du Code civil, écrit en 1803, fonde, dans notre droit positif français, l’assise juridique des communs. Historiquement, les communs sont des choses naturelles. Le législateur du XIXe siècle pensait alors notamment aux forêts, champs communaux et eaux vives, dont chacun pouvait prélever la ressource, dans le respect des usages locaux.

La notion de communs fut largement théorisée par l’économiste américaine Elinor Ostrom (1933-2012) sur le modèle de la gestion des systèmes d’irrigation du canton suisse de Vaud. Au XXe siècle, l’idée des communs a trouvé à s’appliquer à certaines œuvres de l’esprit a priori protégées par un droit de propriété intellectuelle, mais que leurs auteurs ont abandonnées au profit d’une communauté large d’utilisateurs. Ainsi est né le mouvement du logiciel libre[2]  . Au XXIe siècle, cette théorie semble s’enrichir de nouveaux objets virtuels en raison de la profusion d’usages inédits induits par le numérique : des recueils de connaissances et des encyclopédies librement partagées en pair-à-pair, les résultats de collaborations humaines désintéressées accessibles sur les réseaux, des données publiques ouvertes et des tiers-lieux semblent aujourd’hui nourrir une nouvelle définition des communs[3].

Récemment, les communs se sont enrichis d’une nouvelle dimension : des informations qui sont la propriété de quelques grandes entreprises, mais dont certains jugent devoir être à l’usage de tous, au nom d’une conception modernisée de l’intérêt public. Ces nouveaux communs seraient donc des données d’intérêt général.

Agriculture augmentée

Qu’en est-il de ces « données massives », autrement appelées big data, dans le secteur agricole ? L’agriculture est aujourd’hui augmentée par des machines et des animaux connectés. Si les capteurs sont aujourd’hui massivement dédiés aux signaux physiques, des capteurs biologiques se développent, soit pour détecter des molécules, soit de l’ADN.

L’agriculture bénéficie également d’outils prédictifs. Les agriculteurs et consommateurs sont tout autant « plateformisés », à travers de nombreux sites internet d’intermédiation proposant une relation plus directe entre producteurs et clients, ces sites générant de nombreuses données de connexion, de comportements et d’usages. Forts de ces dispositifs, l’agriculture et le secteur alimentaire de demain constituent des points névralgiques d’exploitation du big data.

Les données relatives aux comportements des acteurs font l’objet d’une attention particulière. Deux grands ensembles sont suivis de près. D’abord, les comportements alimentaires des consommateurs et leurs réactions vis-à-vis d’une offre plus ou moins diversifiée et qualitative, d’un packaging recherché ou encore d’une information, telle que le Nutri-Score ou une information environnementale. Les tickets de caisse constituent alors une véritable mine d’or, surtout s’ils sont associés à une carte de fidélité.

Les choix des agriculteurs sont également étudiés au travers des pratiques agricoles : travail du sol, semis (espèces, variétés, densité et dates), fertilisation et protection des cultures… Nombre de ces éléments sont accessibles via les tracteurs au travers de capteurs décrivant les forces en jeu (traction, prise de force, hydraulique) ou les machines connectées via les interfaces de communication standardisées. Nombre de ces données renseignent, en outre, sur l’état des machines. Des capteurs postés dans les étables permettent de documenter des ambiances et des atmosphères. Le comportement des animaux peut être suivi par des caméras, mais aussi par des accéléromètres directement portés par les bêtes. Mais ce sont sans doute les robots de traite qui fournissent le plus de données sur chaque animal : quantité de lait, qualité du lait (protéines, matières grasses) et qualité sanitaire.

Si l’on combine ces données de production à des informations sur la génétique des animaux (au travers des très nombreux marqueurs d’ADN véhiculés par des puces), il est alors possible d’assigner des valeurs de production à chaque fragment d’ADN. Une sélection génomique qui s’appliquera ensuite à de jeunes taureaux ou de jeunes génisses. Des informations aideront l’agriculteur à choisir le meilleur taureau dont la semence servira pour l’insémination artificielle.

L’environnement physique des exploitations agricoles est, lui aussi, largement caractérisé, qu’il s’agisse des conditions météorologiques, ou des données de cartographie des sols. Les états de végétation informent sur le niveau d’alimentation hydrique ou le niveau de nutrition azotée des cultures. L’ensemble des données permet alors d’ajuster les interventions à des échelles plus fines, conduisant à la notion d’agriculture ou d’élevage de précision.

Tant en production animale que végétale, la valeur ajoutée pour l’agriculteur vient dès lors du croisement de différents jeux de données. Les modèles de décision se fondent sur des ensembles larges issus de très nombreuses exploitations et sur de longs laps de temps. Or comment traiter ces masses considérables de données ?

Gouvernance légitime

Trois enjeux se posent. Le premier est la capacité à les interfacer pour qu’elles utilisent un langage commun. Des dictionnaires sont développés afin de décrire de façon unifiée un même objet dans différents pays ou organismes. Le deuxième défi consiste à connecter les grands ensembles de données. Il s’agit de pouvoir traiter ces données massives et de dégager des patrons de variation qui, une fois validés, pourront servir de base aux règles de décision. Comment faire en sorte que ces ensembles de données bénéficient à tous ? C’est le troisième enjeu.

La question de la gouvernance du big data s’impose comme sujet majeur. Qui gouverne et doit gouverner les données massives dont il est question en agriculture et dans le domaine de l’alimentation ? Les entreprises pour leur propre compte ? Des regroupements d’acteurs privés ou publics fixant ensemble des protocoles, standards et règles, en y incluant possiblement des usagers ? Une multitude d’acteurs et de consommateurs, à travers des dispositifs décentralisés ? Ou au contraire, une autorité publique, parapublique ou déléguée, dans un cadre centralisé ?

Une des solutions serait de considérer le big data comme un commun. Nous avons plus que jamais besoin du droit face au risque d’appropriation massive de données par des opérateurs privés comme par des États. Cette réflexion implique d’interroger la nature publique, privative ou « commune » des données concernées. Car un commun n’est ni une ressource publique, propriété d’État, ni une ressource privative, mais une ressource « commune ». Autrement dit, une ressource gouvernée par une ou plusieurs communautés d’individus dans le but de l’utiliser et de la conserver ensemble, tous pour chacun.

Appréhender les données massives comme autant de ressources libres, c’est-à-dire non exclusives ni rivales, au bénéfice de communautés qui en gouvernent l’usage en se reconnaissant des droits et des devoirs réciproques, est une autre manière d’innover en matière de transition agricole. Il s’agit ici de poursuivre un intérêt commun qui ne se confond pas avec celui de certains acteurs économiques, mais correspond à celui des plus aptes, sinon des plus légitimes, à s’entendre pour gouverner ensemble des ressources déterminées, selon un usage proportionné, responsable et durable. Les agriculteurs sont ici les premiers concernés, mais aussi les consommateurs et les collectivités territoriales. Les entreprises y ont aussi leur part. Pour y parvenir, il faut également reconsidérer la science juridique et sortir des disciplines telles qu’enseignées à la faculté et sanctuarisées par la pratique. Le droit rural n’a-t-il vraiment rien à voir avec le droit de la santé ? Hétérogénéiser le droit, c’est universaliser les concepts, les qualifications et les régimes juridiques.

Droit transversal

Le droit des communs est un droit nécessairement transversal : se fondant sur l’usage des choses plutôt que sur leur détention, il ne se laisse pas enfermer dans le droit de propriété. Lié à la gouvernance des organisations humaines, il ne se réduit pas plus au droit des associations, sociétés ou fondations. Faire du droit des communs, c’est ainsi se poser la question du statut juridique des ressources agricoles et alimentaires, objets de propriété exclusive ou collective ou simples fruits de la nature dont l’usage est seul monétisable.

C’est aussi interroger la mise en lien relationnelle et transactionnelle entre producteurs, transformateurs, détaillants et consommateurs et donc, le modèle tant juridique qu’économique induit par un nouveau mode de coopération entre les acteurs de la chaîne. Celui-ci repose sur la réciprocité et la circularité, plutôt que la contrepartie mercantile et le gâchis alimentaire. C’est donc se poser la question du faisceau des droits et des devoirs de chacun sur la ressource commune. C’est enfin questionner la gouvernance alimentaire.

Le droit des communs nous oblige ainsi à dépasser nos dogmes juridiques. En 2015, les animaux sont juridiquement passés du rang de choses au rang d’« êtres vivants doués de sensibilité », mais non d’individus dotés de la personnalité juridique, pourvus de droits et d’obligations. Depuis 2016, un collectif corse lutte contre un projet de centre d’enfouissement de déchets qui menace les eaux du fleuve Tavignanu. Pour le protéger, les riverains ont rédigé une déclaration symbolique : « Le fleuve Tavignanu est une entité vivante et indivisible, de sa source jusqu’à son embouchure (…) et dispose de la personnalité juridique[4]. » Cette démarche rencontre celle du Parlement de Loire proposant de donner au fleuve le statut de sujet de droit.

Défendre la Terre et ses ressources en tant que communs, c’est considérer que nous ne les possédons pas, mais que nous les empruntons. C’est reconnaître à la Terre qu’elle n’est plus une chose réifiée, un objet parmi tant d’autres, inerte et librement appropriable. Pour cela, un nouveau droit est à inventer, en même temps qu’une agriculture nouvelle.


[1] L’Atelier paysan, Reprendre la Terre aux machines, Seuil, 2021.

[2] Pierre Dardot et Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution du XXIème siècle, La Découverte, 2015

[3] Benjamin Coriat, Le retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, Les liens qui libèrent, 2015.

4 Reporterre, « En Corse, un fleuve menacé par un projet de stockage de déchets », 25 août 2021.


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