Plus personne n’ignore, ou presque, qu’une loi sur l’économie numérique se prépare en France à l’initiative d’Axelle Lemaire, secrétaire d’Etat chargé du numérique.
Pour la raison que l’avant-projet de cette loi a fait l’objet d’une grande consultation publique, au début de l’automne 2015, par laquelle tout internaute pouvait participer en ligne à sa co-écriture, avant que ce texte ne soit soumis au Conseil d’Etat pour avis et au Conseil des ministres. Une avancée extraordinaire dans le sens d’une démocratie participative … Est-ce notamment pour cela que cet avant-projet porte le nom de loi pour une République numérique ? Allez savoir.
En ligne également la mouture définitivement adoptée après cette consultation publique, avec modifications apparentes et commentaires en marge. Le peuple souverain, roi du traitement de texte, l’a, semble-t-il, voulu ainsi. Et donc, le peuple-roi n’a pas voulu de l’article 8 qui avait pour ambition de définir et protéger le régime de protection des communs informationnels. Mais qu’est-ce donc que cela ? Nous en reparlons tout de suite mais avant tout, remarquons que ce sont les défenseurs de la propriété intellectuelle, dont la parole s’est notamment exprimée dans le rapport du Conseil Supérieur de la Propriété Intellectuelle, qui n’en ont pas voulu, mais vraiment pas. Au nom du risque que ces communs puissent inverser les rapports de force, les intérêts économiques et les grands équilibres « entre le principe et l’exception en matière de propriété intellectuelle ».
Au gouvernement de revoir sa copie, jugée mal écrite. Et au peuple-roi de déchoir (98 % des votes des internautes étaient favorables au maintien de l’article 8) … Le gouvernement se propose de reprendre le travail de définition du domaine public informationnel, au travers d’une future commission qui sera (prochainement ?) constituée, convaincu, nous dit-il, de la nécessité « de favoriser la création de communs, essentiels à l’innovation et à la croissance ».
Mais alors, qu’est-ce que les communs ?
Valérie Peugeot, vice-présidente du Conseil national du numérique, définit les communs ainsi : « Avec l’expansion des technologies du numérique, des pratiques de partage, de co-construction de ressources, d’échange en pair à pair se multiplient. Elles s’appuient sur des communautés auto-organisées, qui font le choix de gérer ces ressources sans les soumettre à des droits de propriété. Ces Communs, ou Biens Communs, entendent proposer une alternative économique autant que politique aux modes de régulation traditionnels institués à travers le marché et l’État ». Rappelant les travaux d’Elinor Ostrom, chercheuse en sciences politiques et fondatrice de l’école de Bloomington mais également de ceux qui ont pensé les communs depuis quelques décennies, Valérie Peugeot les résume à travers leurs trois dimensions essentielles : les communs sont (i) des ressources (ii) soumises à un régime collectif de droits et d’obligations et (iii) dont l’usage est gouverné par une communauté. « Impossible donc de comprendre ce qu’est un commun sans prendre en compte ces trois dimensions – ressource, régime collectif, gouvernance – et leur articulation, qui passe par l’action de « mettre en commun », ce que les anglo-saxons appellent « commoning ». Ceci explique que les anglo-saxons préfèrent le terme de Commun à celui de Bien Commun. Le terme « Bien Commun » tend à mettre l’accent sur le bien, donc sur la ressource, alors que Commun seul permet d’englober les trois dimensions mentionnées précédemment et insiste sur la dynamique collective plus que sur la ressource ». Pour le juriste que je suis, cette définition a été pour moi une révélation. J’aime qu’on me parle « régime », « droits et obligations » et « gouvernance ».
Un ouvrage récent, sorti en août 2015, synthétise l’ensemble de la connaissance en la matière, Commun, Essai sur la révolution au XXIè siècle de Pierre Dardot et Christian Laval (La Découverte). Les auteurs y défendent une théorie dont je me sens très proche. En matière de commun, « il faut opposer le droit d’usage à la propriété ». Instituer le commun, « c’est en régler l’usage sans s’en faire le propriétaire, c’est-à-dire sans s’octroyer le pouvoir d’en disposer en maître ». Leur thèse réside en une sentence : « Le commun est avant tout affaire d’institution et de gouvernement ». Encore un livre choc pour moi : dans ma conception des communs, je serais plutôt proudhonien que marxiste. Faut-il que mes proches s’en réjouissent ?
En pratique, les communs existent, croyez-moi, je les expérimente tous les jours …
Praticien du droit à titre principal (il faut bien travailler pour vivre) et petit théoricien du droit par accessoire, j’ai pour ma part commis un texte sur les communs, en juin 2015, dans le cadre d’une mission que m’a confiée l’ADEME en vue de la préfiguration de la Fabrique des Mobilités. Cette Fabrique a pour ambition d’accélérer l’écosystème du transport et des mobilités, en France et en Europe, par la création de communs entre l’Etat, les collectivités territoriales, les grandes entreprises du secteur du transport et des start-ups.
Après avoir tenté en vain une définition juridique des communs (le travail est impossible ! tant les communs sont multiples), je me suis attaché à poser les bases d’une gouvernance des communs pour la future Fabrique, dans le Livre de la Fabrique des Mobilités Edition 2015 (p. 42 à 47). Quand l’on veut créer une institution des communs, il faut distinguer selon moi trois fonctions, de la plus simple à la plus élaborée : (i) une fonction de médiation entre producteurs et utilisateurs de communs, (ii) une fonction de régulation de la ressource et (iii) une fonction de gouvernance entre usagers. C’est ainsi que la Fabrique des Mobilités pourrait, dans un premier temps, se contenter d’offrir un espace privilégié d’échanges et de collaborations entre les divers acteurs des mobilités, usagers des communs. Créer ainsi une sorte de club. Dans une démarche plus intégrée, les acteurs concernés par des ressources communes pourraient alors disposer de « règles du jeu » relatives aux conditions et modalités de leur participation à la création, l’usage ou l’exploitation des ressources. Une charte pourrait être élaborée. Le stade ultime de leur rapprochement pourrait être enfin la mise en place d’une instance de gouvernance de la ressource susceptible d’offrir les services d’une régie de communs : une institution qui attribue la ressource, en réglemente l’usage et gère les conflits entre les usagers. Ce travail qui se poursuit actuellement par la mise en œuvre pratique de cette réflexion dans le cadre de l’ouverture prochaine de la Fabrique est passionnant.
Je collabore également aux travaux de l’association Open Law. Son ambition est d’œuvrer à la création et à l’administration de communs juridiques. On y parle « open law », « open content », « open justice » et « open gouvernment ». Instituer un droit ouvert, c’est créer des communs variés : des bases de données juridiques, des documents juridiques, des ontologies, référentiels et annuaires de droit mais également, de nouveaux services juridiques auto-gérés.
Illustration pratique : le cabinet d’avocats que j’ai cofondé en 2007, 11.100.34. Avocats Associé, a décidé, en juin 2015, de mettre en ligne une série de modèles de contrats et actes juridiques, gratuitement et sous licence open source, à travers un partenariat avec le site Jurismatic. Nous sommes, à ma connaissance, les seuls avocats en France à adopter une telle démarche ouverte. Destiné aux créateurs d’entreprise, ce site propose des modèles de statuts de société commerciale, pacte d’associés, conditions générales d’utilisation, contrats de travail, accord de confidentialité, etc … Nous expérimentons ainsi ce que pourrait être l’exercice de communs juridiques dans le cadre de notre profession et de ses nécessaires évolutions.
Je préside enfin Droits d’Urgence, une association humanitaire de juristes engagés contre l’exclusion sociale et pour l’accès aux droits. Nous portons aujourd’hui le projet d’une plateforme numérique et interactive d’accès aux droits pour tous, DroitDirect.fr, qui a été récompensé en septembre 2015 par le Prix Open Law Coup de Cœur, décerné par AXA Protection Juridique, l’association Open Law et la DILA (Direction de l’information légale et administrative). Comme association, nous ne cessons de créer des communs depuis 20 ans et c’est tout naturellement que nous pensons ce nouvel outil technologique comme un commun.
Ces pratiques très diverses mais reliées entre elles par un même dénominateur, le commun, m’amènent à m’interroger sur la nécessité de fonder une conception juridique des communs, née de l’expérience et dans le but de servir et amplifier l’expérience. Je reste farouchement un praticien du droit.
Mais a-t-on besoin aujourd’hui d’une théorie juridique des communs ?
Définitivement oui. La bataille de l’article 8 me conforte dans l’idée qu’il faut que les défenseurs des communs disposent dorénavant d’un corpus juridique cohérent pour pouvoir discuter avec les partisans de la propriété intellectuelle, qui s’instituent eux-mêmes comme leurs opposants les plus farouches. Ces derniers disposent d’un arsenal juridique, fort, ancien, efficace et institué. Un régime de droit pur et dur, celui de la propriété (intellectuelle). Les tenants des communs n’ont rien de tel à leur opposer. Ils tirent leur force et leur légitimité de ce qu’ils sont les dignes porte-parole de pratiques et usages que les citoyens inventent par eux-mêmes mais leur faiblesse vient de ce qu’ils ne disposent pas encore d’une idéologie juridique forte et raisonnée. Il leur manque tout simplement un droit des communs.
J’ai, pour ma part, repris l’ensemble des termes du débat et notamment, le rapport du CSPLA et il me semble que l’opposition de celui-ci vient principalement d’une incompréhension des fondements juridiques des communs et aussi, certainement, d’un manque de préparation de la part des défenseurs de l’article 8 quant à la définition d’un régime juridique de ceux-ci.
Le CSPLA se trompe, et beaucoup de partisans des communs avec eux, à vouloir sans cesse opposer les communs à la propriété, notamment intellectuelle. Quitte à en froisser plus d’un, j’affirme que les communs n’ont rien à voir avec la propriété. Ils n’en dérivent pas. Cette confusion nuit au débat et du côté du CSPLA, la confusion est égale. Je lis dans le rapport : « Le rattachement du domaine commun informationnel au régime des choses communes défini par l’article 714 du code civil pose tout d’abord la question de son articulation avec le régime des droits de propriété intellectuelle. Cet article dispose en effet que les « lois de police » règlent la manière de jouir des choses communes. Le code de la propriété intellectuelle est-il une loi de police au sens de cet article ? ».
Non, le code de la propriété intellectuelle n’est pas une loi de police au sens de l’article 714. Les œuvres de l’esprit ne commencent pas à être des choses communes et par exception, parce que le législateur l’a voulu ainsi, des choses appartenant à leur auteur. Les droits de propriété intellectuelle ne dérivent pas des choses communes et vice versa. Et les défenseurs des communs doivent cesser de vouloir expliquer les communs comme un « démembrement », une « alternative » ou une « fin » du droit de propriété.
L’article 714 du code civil est certes fondateur de la pensée des communs. Avec l’émergence des communs informationnels et de la connaissance, comme des communs volontaires ou consentis, ils ne les résument toutefois plus entièrement. L’article 714 est fait pour les communs universels et naturels, comme l’eau, l’air ou le climat mais pour les autres, il n’est pas d’un grand secours. Il conserve toutefois une promesse essentielle et donne une direction décisive à notre réflexion : « Il est des choses qui n’appartiennent à personne » certes « mais dont l’usage est commun à tous ». Voilà le principe, ancien mais aussi résolument moderne, selon lequel il peut y avoir un usage sans propriété, un usage indépendant et libre du droit du propriétaire, un usage qui fait droit.
Dans une conception contemporaine, les communs ne sont donc pas des biens ou des choses. C’est l’usage commun que l’on fait de nos ressources, peu importe leur statut, qui les font communes. Il faut donc revendiquer, défendre et inventer un droit de l’usage, à côté du droit de la propriété. Certes, ces deux notions peuvent se recouper mais elles sont dissociées par leur fondement. Elles n’ont rien de siamoises.
Il faut surtout à mon sens inventer le véhicule des communs. L’entité qui les abrite, les institue et les protège. Aucune structure juridique existante dans notre panoplie juridique actuelle n’est, selon moi, adéquate pour remplir cette fonction. Beaucoup de « commoners » (comment les appeler en français ? Il faut également trouver) ont recours au régime de l’association. J’ai moi-même proposé à la Fabrique des Mobilités ce statut pour commencer, faute de mieux. Et pour cause, la définition économe qu’en donne l’article 1er de la loi de 1901 se prête merveilleusement à l’institution des communs : « L’association est la convention par laquelle deux ou plusieurs personnes mettent en commun, d’une façon permanente, leurs connaissances ou leur activité (…) ». On ne peut rêver mieux, du moins pour les communs volontaires. Malheureusement, l’article 1er nous indique, et c’est ce qui distingue l’association de toute autre forme sociale, que cette mise en commun ne peut avoir pour but « de partager des bénéfices ». Ce qui constitue une gêne considérable si l’on conçoit que les communs peuvent être des ressources dont les gens attendent d’en tirer un bénéfice, de quelconques fruits ou des richesses à se partager.
D’autres envisagent la coopérative mais ne l’expérimentent guère pour instituer des communs. Son régime complexe rebute. Quelle que soit sa forme, notamment à travers celle de la SCIC (société coopérative d’intérêt collectif), la coopérative présuppose la présence de salariés et oblige à un mécanisme contraint de redistribution des bénéfices. Mais son principal écueil réside, à mon sens, dans sa forme sociale : une coopérative prend la forme d’une société commerciale. Elle institue de fait un régime de propriété par parts sociales ou par actions. Elle continue à dissocier ainsi le travail du capital, même si le législateur a prévu de nombreuses atténuations de ce principe. Quoiqu’il en soit, elle patrimonialise la ressource et réifie l’entreprise commune. Son objet social, enfin, ne me semble pas adéquat avec l’objet d’une institution des communs : une coopérative est avant tout un instrument de production, non de partage et de conservation d’une ressource même si la définition qu’en donne l’article 1er de la loi du 10 septembre 1947 portant statut de la coopération, dans sa version actuelle, peut paraître séduisante : « La coopérative est une société constituée par plusieurs personnes volontairement réunies en vue de satisfaire à leurs besoins économiques ou sociaux par leur effort commun et la mise en place des moyens nécessaires ».
Je plaide donc pour l’instauration d’un droit d’usage des communs s’exerçant dans une institution nouvelle, une forme sociale à inventer, qui pourrait prendre le nom de « coopération », comme l’on appelle, depuis plus de 100 ans dans notre droit, par le mot plus générique d’association, cette forme juridique particulière qui permet à des personnes de fonder une activité commune sans vouloir partager toutefois les bénéfices de leur action. Une coopération serait ainsi constituée d’un regroupement de personnes sans capital social, pour éviter tout principe de patrimonialité comme dans l’association. Une coopération aurait pour objet social de partager, entretenir, gouverner une ou plusieurs ressources, et inclurait nécessairement, dans son fonctionnement, un mécanisme de résolution des conflits. A l’instar de ce qui peut se faire dans la coopérative, la coopération instituerait un principe de partage des bénéfices qui serait fonction non pas de la détention du coopérateur dans le capital, qui n’existerait donc pas dans la coopération mais qui serait fonction de la contribution de ce coopérateur à la constitution de la ressource, son maintien ou son enrichissement, à due proportion.
Le recours à une forme sociale pour l’institution des communs est essentielle. Elle permet de sortir les pratiques des « commoners » de l’informel et de créer une personne morale qui, par la fiction du droit, dépasse leurs intérêts particuliers. L’institution de cette personne morale permettrait ainsi de défendre l’idée d’un « intérêt social » à protéger contre les encloisonnements, appelés autrement les « enclosures », c’est-à-dire l’accaparement des communs par des tiers. En droit des sociétés, la notion d’abus de biens sociaux existe et elle est essentielle pour leur préservation. La loi reconnaît en effet aux sociétés un intérêt qui leur est propre, lequel se distingue des intérêts particuliers de leurs dirigeants ou associés. Et le droit incrimine le détournement de l’intérêt social à des fins personnelles. Tout tiers peut ainsi dénoncer cette atteinte au procureur de la République, qui peut également agir de sa propre initiative pour engager des poursuites. Notre Société protège les sociétés ainsi efficacement contre le vol ou l’abus de confiance. C’est dire l’importance que le droit accorde aux sociétés d’affaires dans notre économie capitaliste. Révélateur ou pas ? Ce délit n’existe pas pour les associations. Il devrait pouvoir exister pour les coopérations. Egalité des armes oblige ! Nous inventerions ainsi « l’abus de biens communs », ou plutôt « l’abus de communs », pour les défendre contre tous les accaparements.
Revendiquer un droit d’usage autonome du droit de propriété. Construire la gouvernance des communs sur le fondement de ce droit. Instituer la coopération comme forme sociale aboutie de cette gouvernance. Il ne s’agit là que de poser les prémices d’un nouveau droit des communs, sans toutefois concevoir encore une théorie juridique générale, mais nos armes s’aiguisent.
Le débat doit de nouveau avoir lieu. L’on l’attend encore …
Publié par Jérôme Giusti, avocat